Révolutions "Sauts de puce"

Tu viens d’où ? Tu parles d’où ? En mai 1968 à Paris, alors que nous étions en train de filmer les événements, il y avait toujours un petit curé gauchiste (car hélas il y en avait) pour nous désigner d’un doigt inquisiteur et nous poser ces questions. Sous-entendu : tu ne viens pas de la classe ouvrière. Comme lui, je venais, disons, de la moyenne bourgeoisie. Mais ce n’est pas ça qui est important. Ce n’est pas d’où tu viens. Ce qui est important, c’est ce qui est formateur au fil des années. Moi, j’ai eu le sentiment de passer, par sauts de puce, d’une petite révolution à une autre. Révolution numéro un : la découverte du jazz. J’avais seize ans en 1946, lorsque le jazz débarqua en Europe, immédiatement après la guerre. Les premières émissions de jazz à la radio créèrent un véritable scandale. Le jazz était à la fois inouï, complètement nouveau pour nos oreilles, et marquait une rupture profonde avec les traditions et habitudes musicales de notre société. Pour moi, ce fut aussi le premier contact avec le monde de l’expression artistique et les premières émotions qui lui étaient liées. En même temps, le jazz des origines nous fit découvrir un pan de l’histoire américaine, les champs de coton, l’esclavage et la traite des Noirs. Et, par voie de conséquence, l’injustice incroyable que cela représentait. Mon esprit fut très marqué par ce morceau d’histoire. En 1947, Louis Armstrong et Duke Ellington, nos dieux d’alors, arrivaient à Nice pour un festival, la première apparition de musiciens de jazz en Europe depuis la fin de la guerre. Mon frère et moi, nous nous sommes précipités là-bas, toutes affaires cessantes. J’ai un petit titre de gloire : j’ai rencontré Louis Armstrong, et comme il ne parlait pas un mot de français, je l’ai accompagné un matin dans les rues de Nice pour faire du shopping avec lui. Je passai l’été suivant à Paris en circulant entre le Lorientais et le Club Saint-Germain.

 

En 1947 Alain Tanner avec Pop Foster, bassiste de Louis Armstrong – Sources et Droits réservés Alain Tanner © Alain Tanner

Révolution numéro deux : j’avais dix-sept ans et j’allais jusqu’alors au cinéma, comme tous les gens de mon âge, pour m’amuser, avec une préférence pour les westerns. Une salle de la ville consacrait une bonne partie de sa programmation au cinéma italien. Ce fut une brusque découverte, un véritable choc lorsque apparurent les films du néo- réalisme. Avec Rossellini, De Sica, De Santis, Lattuada, puis un peu plus tard Fellini, Visconti et Pasolini, j’ai compris que le cinéma pouvait être autre chose qu’un simple divertissement. Sans que je le sache vraiment à l’époque, c’est probablement ce cinéma-là qui m’a mis sur la voie où j’ai décidé de m’engager par la suite. Dans l’immédiat après-guerre, les voyages étaient encore très compliqués. Je décidai malgré tout de partir en Italie pour, en quelque sorte, « vérifier sur place ». Révolution numéro trois : deux ou trois ans plus tard, ce fut le surréalisme, qui en lui-même avait, comme le jazz, un caractère révolutionnaire, en provoquant une cassure très marquée avec la littérature de son temps. Pour moi, ce fut une sorte de confirmation de tout ce que je pouvais penser des choses du monde d’alors. Révolution numéro quatre : celle-ci ne concerne que moi, elle n’a rien à voir avec l’histoire, mais elle a été capitale dans ma formation. C’est la rupture, mais sans aucun conflit, d’avec mon milieu, ma famille, mon lieu de vie. Après un séjour un peu maussade à Gênes, j’ai pu embarquer comme écrivain de bord sur des cargos, d’abord en Méditerranée, puis autour de l’Afrique.

Alain Tanner sur un cargo – Source et Droits réservés Alain Tanner © Alain Tanner

Je n’avais pas vraiment la vocation de passer ma vie dans la marine marchande, mais simplement l’envie de voir le monde.

Je me suis rendu compte à ce moment-là qu’il se créait dans ma tête quelque chose de très particulier concernant l’appréhension et la captation du monde et de l’espace, et qui est certainement resté chez le cinéaste. Car la mer est un temps et un espace mental qui sont tout à fait singuliers, échappent à toute autre catégorie et n’ont rien à voir avec ceux de la terre. J’ai aussi, sur la mer et dans les ports, découvert le travail, découvert les gens de mer et les gens des ports. Cette expérience fut capitale. Je dois beaucoup à mes escapades maritimes. Là, j’ai appris l’humanité. Il était temps. Depuis, les lieux que je préfère à tous les autres sont les grands ports de l’Europe du Sud, où j’ai souvent filmé. Trieste, Naples, Gênes, Marseille, Barcelone, Lisbonne. Aujourd’hui encore, quand je vois un cargo à quai, j’ai envie de monter à bord et je suis saisi d’une réelle émotion. Une anecdote, mais qui a son sens. Un jour nous étions à Matadi, seul port de ce qui était alors le Congo belge, à cent cinquante kilomètres en remontant le fleuve Congo depuis son embouchure. Ce port n’est pas très grand, et comme il y avait beaucoup de trafic et de longues attentes pour les cargos, lorsque vous aviez une place à quai, il fallait que le navire travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour accélérer les rotations. Tous les gens du bord devaient travailler seize heures au déchargement et au chargement. Je me souviens d’avoir passé des nuits, sous les averses équatoriales, un petit carnet à la main pour noter les numéros des caisses que les grues embarquaient à bord. Curieusement, je ne m’ennuyais absolument pas. Et j’ai compris par la suite, en filmant les dockers du port de Gênes, qu’il n’y avait pas de différence entre le travail intellectuel et le travail manuel si celui-ci était effectué dans des conditions que vous aviez choisies pour des raisons à vous et qui n’étaient pas imposées de l’extérieur. Dans ma cabine, j’avais deux valoches. Une petite avec quelques fringues de rechange et une autre beaucoup plus lourde qui contenait toute la littérature surréaliste, de Breton à Eluard, Aragon, en passant par Perret, Tzara, Cravan, etc. Je passais sans le moindre problème de ces fréquen-tations à celles des travailleurs du port. Ce fut un temps très heureux. Révolution numéro cinq : de retour sur terre, j’avais vingt-cinq ans, je me mis à tourner en rond. Je savais tout ce que je ne voulais pas faire, et il fallait tout de même que je me décide à faire quelque chose. Ce serait le cinéma. Facile à dire, dans un pays où ça n’existe pas. Je partis donc pour Paris, mais je n’y connaissais personne et, manifestement, les gens de cinéma n’avaient aucune envie de faire ma connaissance. Je poursuivis alors jusqu’à Londres et j’eus de la chance. Pour survivre, je travaillais dans un grand magasin, je vendais des torchons et des serviettes. Je passais la plupart de mes soirées à la cinémathèque. Le mouvement Free Cinema débutait et, les Anglais étant plus hospitaliers que les Français, je rencontrai les cinéastes qui faisaient partie de ce groupe. Ils s’arrangèrent pour me trouver du travail à la cinémathèque, où je restai deux ans, à faire les petits boulots que la connaissance de langues étrangères me permettait. J’ai rédigé, par exemple, les sous-titres de films italiens, dont les deux premiers Visconti, que je préfère à tous les autres, La terre tremble et Ossessione. Mon ami Claude Goretta, qui avait créé à Genève le ciné-club universitaire auquel je m’étais joint alors, s’ennuyait ferme en Suisse, et je le fis venir à Londres. Nous avons tourné ensemble un court métrage pour le mouvement Free Cinema, Nice Time, qui nous valut un prix au Festival de Venise. Le pied était mis dans l’étrier. Mais la chose la plus importante fut la rencontre avec Lindsay Anderson, qui était avec Karel Reisz l’initiateur du Free Cinema. Je dois énormément à Lindsay, le cinéaste m’a beaucoup appris, et notre amitié a été pour moi un moment capital dans ma vie et dans mes débuts de cinéaste. Notre court métrage était projeté avec un film de Lindsay, Every Day Except Christmas, documentaire sur la nuit dans les halles de Covent Garden, et qui est un chef-d’œuvre. Je mesure aujourd’hui notre chance, à Claude Goretta et à moi, d’avoir débarqué de nulle part et de nous être retrouvés au cœur d’un mouvement, dont on a oublié aujourd’hui l’importance, mais qui révolutionna le cinéma anglais.

Le Free Cinema était en réaction violente, très politisée, contre l’establishment du cinéma anglais, complètement sclérosé à l’époque et qui jouait parfaitement son jeu au sein d’une société de classes aussi rigide que pouvait l’être la société britannique. Le Free Cinema partageait le champ de bataille, car c’en était un, avec tous ceux que l’on appelait alors « the angry young men » (les jeunes gens en colère), qui de leur côté secouèrent le cocotier dans le théâtre et la littérature. Les polémiques étaient virulentes et le climat, on peut l’imaginer, très stimulant. Avec Claude, et tout à fait par hasard, on s’était trouvés au bon endroit, au bon moment.

Claude Goretta et Alain Tanner en 1951 – Source et Droits réservés Alain Tanner © Alain Tanner

Révolution numéro six : Mai 68. J’ai dit ailleurs sous forme de boutade que ce fut le passage de l’Ancien au Nouveau Régime. J’ai filmé à Paris tout le mois de mai. Beaucoup parmi les étudiants croyaient qu’ils étaient en train de faire la révolution. Pour moi qui avais alors trente-huit ans, cela me donnait un peu de recul, Mai 68 à Paris fut un grand happening, un grand théâtre de rue, ludique, une libération de la parole. Faire des barricades, c’était spectaculaire, mais n’avait guère de sens, sinon d’être le symbole et le souvenir de la Commune de Paris, mais sans le sang qui coule. On a tout dit sur ce temps-là et ce n’est pas le lieu d’y revenir. Mes deux premiers longs métrages, Charles mort ou vif et La Salamandre, sont le reflet à distance de ces événements et lui doivent aussi leur succès. Même si nos sociétés pratiquent, depuis, la méthode du « marche arrière toute », les graines qui ont été semées en 68 continuent de produire quelques plantes, et celles qui ont été, pense-t-on, enterrées, courent toujours sous la terre comme le sang dans les veines.

Sources : « Alain Tanner – Ciné-mélanges » éditions du Seuil

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