Le Voyage

Le Suisse errant

Fantasme et réalité du voyage dans le cinéma d'Alain Tanner

par Maria Tortajada

Dans les films d’Alain Tanner, le voyage est souvent à l’origine de l’intrigue ou intervient de manière significative dans l’histoire. Les personnages le rêvent comme l’équivalent d’une fuite, ou le réalisent concrètement. Sa forme est cependant variable. Elle permet de réviser la définition du cinéma moderne et de repenser la notion de frontière sur d’autres bases que celles de l’identité nationale et culturelle.

 

Voyager, c’est se rendre dans un lieu assez éloigné, opérer dans l’espace un déplacement d’une ampleur relativement importante. Ce mouvement est repéré par un point de départ et un point d’arrivée, chaque lieu étant bien défini. Si l’errance partage avec le voyage la notion de déplacement, elle fuit par contre la précision du cheminement. L’errant va de çà, de-là, et sillonne le monde sans organiser son parcours: il évolue dans un espace sans coordonnées. Toute distance devient difficile à définir ou même à concevoir et la notion d’origine, le point de départ du voyage, perd de sa pertinence. Dans ce mouvement sans finalité, elle peut tout aussi bien tomber dans l’oubli. L’errance produit la dilatation de l’espace et du temps: sans limites spatiales, on se perd dans un temps infini. Elle pervertit les paramètres qui définissent le voyage.

Cette crise de l’espace et du temps a été considérée comme une des caractéristiques du cinéma dit «moderne». Synthétisée dans le système conceptuel élaboré par Gilles Deleuze à partir du cinéma, mais explicitée déjà dans les années soixante par la critique autour du phénomène du Nouveau cinéma à propos d’Antonioni, Resnais et Rouch entre autres, elle faisait écho à ce que le Nouveau roman recherchait de son côté en littérature en destructurant le récit. Alors que le cinéma classique se plaît à enchaîner les actions obéissant à une logique de causalité, le cinéma moderne ne montre plus que des actions déconnectées dans un espace désorienté et un temps brouillé. Antonioni, ou plus tard Wim Wenders par exemple, montrent des personnages accaparés par le regard, pour lesquels la déambulation se substitue à l’action[1].

Les films de Tanner participent de cette remise en question du système classique. A travers le voyage, ils interrogent le rapport des personnages à l’action et le statut de celle-ci au cœur du récit. Ils proposent diverses modalités du voyage, c’est-à-dire différentes formes de perversion des paramètres qui le définissent. Toutes ont affaire à une crise de l’espace et du temps. Il est pourtant des cas qui échappent à l’errance caractéristique du cinéma moderne. C’est que les différentes variantes qu’explore Tanner réinterrogent, au sein même du voyage, la place de l’action, que l’errance à proprement parler suspend. Elles y parviennent en se mesurant à la frontière, celle de la Suisse particulièrement. Dans les films, le voyage prend forme en fonction de la frontière : si elle est le moyen de le faire exister, sa charge symbolique, sa signification même comme limite nationale et identitaire, se voit réélaborée.

La notion de voyage est centrale dans la démarche du cinéaste, elle permet de comprendre et de structurer son œuvre selon deux catégories de films. Ceux d’abord que l’on peut appeler les «films suisses», filmés en Suisse avec une intrigue qui se déroule dans le pays. Ils sont liés à une critique sociale et politique. C’est le cas des premiers longs métrages Charles mort ou vif (1969), La Salamandre (1971), Le Retour d’Afrique (1973), Le Milieu du monde (1974), Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000(1976), Messidor (1979) qui clôt cette première série. Tanner reviendra à la Suisse avec No Man’s Land (1985), Une flamme dans mon cœur (1987), La Femme de Rose Hill (1989) et Fourbi (1995). Le deuxième groupe est constitué par ceux qu’on pourrait appeler les «films du voyage», non seulement parce que le cinéaste part filmer à l’étranger, mais aussi parce qu’il raconte une histoire de l’Ailleurs. Les Années lumière (1981), Dans la ville blanche (1983), La Vallée fantôme (1987), L’Homme qui a perdu son ombre (1992), Le Journal de Lady M (1993), Requiem (1998). Ces films renoncent le plus souvent à la critique sociale et exploitent une veine intimiste.

Les films du voyage

Les voyages effectifs sont liés à la quête de soi et de l’ailleurs. Dans la ville blanche raconte l’histoire d’un marin faisant escale à Lisbonne, montre son périple dans la ville, sa découverte des lieux, ses rencontres. A sa femme restée en Suisse, il envoie régulièrement des images 8 mm pour lui faire partager ses expériences. Paroles et images enregistrées pour celle qui l’attend ne font que souligner la distance propre au voyage. Les lieux sont clairement marqués : il y a Bâle, la ville hivernale et froide, et Lisbonne, la « ville blanche » et solaire, incarnation de l’exotisme. Mais sous des airs d’aventure, le film arrête le temps. Plutôt que montrer un voyage conventionnel, la découverte de l’autre, un déplacement physique et intellectuel vers l’ailleurs, il s’attache à un seul lieu, Lisbonne, qui devient la scène de l’errance. Un lieu qui conduit à la perte des repères et à la déambulation sans but du personnage. Si le spectateur voit la ville, c’est presque au hasard de la marche, en dehors même de toute motivation de l’action, qui se résout toujours dans des événements ponctuels. L’escale pourrait durer toujours : elle est la négation du voyage, une suspension du temps.

Dans L’Homme qui a perdu son ombre, un journaliste quitte son travail pour des raisons idéologiques. Il laisse sa femme à Paris avec son petit enfant, sans réelles explications. Sa destination est claire : le voyage a un but, un village d’Andalousie, que le film décrit après avoir montré Paris. Pourtant, une fois encore, ce déplacement concret vers un lieu n’est pas tant ce qui retient Tanner que la perte spatiale et temporelle vécue par le héros dans le Sud espagnol. Le film montre les parcours vains du personnage: ainsi de ces plans où le protagoniste enfourche sa moto, quittant le bistrot de son ami et part, roule, dans un paysage épuré, mais on ne sais où: il n’arrive nulle part. Jamais le cinéma classique ne mène son spectateur sur une route sans motiver son déplacement. Ici, au contraire, c’est l’errance. Il y a de l’erreur dans l’errance comme l’indique l’étymologie[2]. Même si le héros la recherche, sa négativité apparaît dans le dialogue du couple, associée ici au voyage. Lui: « Le voyage c’est l’absence, Mesdames. » Elle : « L’absence c’est l’abandon… » Lui: « L’absence à soi-même, c’est l’opacité du monde. »

Dans les deux exemples, les lieux du voyage son précis, longuement décrits et impliquent un déplacement physique des personnages. Chaque fois pourtant, c’est la perte qui retient l’attention. Comment sortir de cet état ? Par l’action, qui échappe à l’errance. Dans L’homme qui a perdu son ombre, la femme du héros vient le rejoindre pour le mettre face à ses responsabilités. Elle le confronte à l’agir: vivre avec elle et son enfant.

Plus le film déconnecte les images de l’action plus les personnages regardent, voient, en dehors de toute motivation narrative, plus l’acte de regarder auquel participe le spectateur prend de l’importance, se détache pour lui-même : plus le spectateur voyage. La narration se délite à tel point qu’elle devient simple description offerte au regard. On pourrait dire, dans les termes que Deleuze applique aux personnages, que le spectateur découvre une «expérience optique pure». Le film gagne en valeur documentaire lorsqu’il montre les gens du lieu: ainsi, le long travelling du début qui laisse le temps de découvrir ces visages burinés, les gestes et l’expressivité des habitants, et qui permet d’entendre leur langue dans un brouhaha révélateur. Mais le regard pur ne suffit pas à rendre compte des films de Tanner. Parler d’actions déconnectées ne résout pas un aspect capital de nombreux films du cinéma moderne, qui tient justement à la critique sociale[3]. Comment la crise de l’action et le suspens s’accordent-ils avec une prise de conscience du spectateur ou même un investissement dans l’action de la part des personnages? Dans les «films suisses» de Tanner, le regard, pris dans une dialectique de l’action, acquiert d’autres valeurs.

Voyages en Suisse : frontière et dialectique

Les deux exemples que nous examinerons développent une interrogation de l’action à un niveau protopolitique[4]. Ils mettent en rapport le voyage avec la frontière comme limite du territoire. Le Retour d’Afrique propose un voyage imaginaire. Dans l’esprit d’après soixante-huit, un jeune couple prépare son départ vers l’Algérie, poussé par le refus de la société occidentale et de l’exploitation. Pour les deux personnages il s’agit aussi d’un défi: il faut être capable de partir, de tout quitter. Ils écrivent à une connaissance, sur place, demandant conseil, puis vendent toutes leurs affaires et résilient leur bail. Après la soirée d’adieux, la nouvelle tombe: ne partez pas – lettre suit, leur télégraphie leur ami. Il ne reste plus qu’à attendre cette missive. Mais cette contrariété au seuil de l’action est si intolérable que le couple s’enferme dans l’appartement vide et ne voit plus personne, dans l’attente d’éclaircissements. Ils ne partiront jamais.

Le film devient alors un huis-clos. Ils commandent leur repas pour ne pas sortir et ne se risquent que devant leur boîte au lettres où régulièrement ils ne trouvent rien. Il s’agit de faire comme s’ils étaient vraiment partis. D’ailleurs, leur enfermement devient un véritable voyage. Lorsque lui veut empêcher sa compagne de sortir : « On est partis, on n’est plus ici. Si quelqu’un te voit dans la rue et te reconnaît, il croira que c’est un fantôme. » Après avoir rompu leur règle d’isolement, elle parlera ainsi de la ville: « L’impression que ça n’existe plus. D’être complètement étrangère. D’être partie. »

Ce voyage imaginaire produit déjà en lui-même l’idée du déplacement. Il tient du fantasme et de la réalité à la fois, car les personnages semblent en retirer l’expérience de l’altérité sans aller nulle part.  Le lieu d’arrivée et celui de départ ne font plus qu’un. Le film montre la nonchalance des personnages, qui se double d’un malaise: d’abord dans un esprit d’aventure, essayant de subsister – mangeant sans couverts par exemple – on les verra ensuite couchés dans le lit, ou en train de lire, ou de faire quelques pas dans cet espace confiné. Le film s’installe de plus en plus dans l’inaction. Il sort de la logique événementielle du cinéma classique. S’amorce alors une temporalité particulière: ce faux départ est une sorte d’arrêt dans le temps, saisi dans un espace vide. Comme dans l’errance, l’agir se dilue dans une crise spatio-temporelle. Cette perversion du voyage échappe pourtant à l’errance, qui impose une déambulation, un mouvement désordonné dans un espace ouvert et presque indifférent. Le voyage du couple en est la réversion.

À ce stade, l’expérience se présente comme une perte. Même si elle permet de «voir» l’ailleurs sans y aller, elle vide le sujet de son essence. Le film va pourtant rendre positive cette aventure en obligeant les personnages à en sortir par un acte affirmé. Après plusieurs jours, la jeune fille décide la première de s’évader et de marcher longuement, refusant l’immobilité. Lui, plus radical dans l’attente, sera amené à rompre avec la léthargie d’une manière plus significative. C’est par la confrontation avec un autre type de voyage que le sien pourra être mis à distance, et critiqué: celui de l’émigré espagnol, Emilio. Enfin résolu à sortir de son antre, Vincent parcourt la ville à vélo. Il croise par hasard son ancien camarade, sur le point de quitter la Suisse: expulsé. Face à cette situation de départ bien différente de la sienne, devant le scandale de la frontière, Vincent entre dans l’action: il contacte un avocat et tente de modifier la décision, sans y parvenir. Emilio sera effectivement conduit à la gare et renvoyé du territoire suisse. L’action a été sans effet, mais elle a fonction de déclencheur. Le couple resté à Genève s’engagera dans des actes qui concernent le quotidien dans un refus du renoncement et de la passivité: s’investir dans la défense des locataires ou encore décider d’avoir un enfant et de l’assumer ensemble. Rester et agir peut apparaître comme l’acte responsable suprême, qui permet, aux personnages de sortir de cet équivalent de l’errance.

La représentation du voyage imaginaire, son refus comme perte de soi et l’évolution des personnages à travers cette expérience construisent une démonstration mise au service d’un discours que l’on peut dire brechtien. Il découle en effet d’une dialectique[5] où la frontière, même invisible et abstraite, tient un rôle fondamental. S’opposent deux voyages représentés par deux départs, celui vers l’Algérie, rêvé mais jamais réalisé, qui éloigne de la Suisse dans une recherche de liberté; et l’autre, celui de l’immigré, non désiré mais qui pourtant aura lieu. L’un éclaire l’autre, comme il informe sur les conditions et le statut politique des personnages, c’est-à-dire leur rapport à l’action. Entre les deux, cette perversion du voyage, cette crise spatio-temporelle dans l’appartement, qui permet à Vincent, et au spectateur avec lui, de «voir», de mettre en rapport les deux départs, comme balisés par la frontière. Il ne s’agit pas d’un regard pur d’observateur, mais d’un dévoilement dialectique. Pour les personnages, le principe est le suivant: quand la crise spatio-temporelle est confrontée à la frontière, la révolte naît, l’action s’impose.

Dès l’abord, Messidor (1979) apparaît comme l’extrême inverse de Retour d’Afrique. À l’enfermement de l’appartement, le film substitue l’ouverture, les paysages, le mouvement, les images de routes et de voiture: ce film s’obstine dans la locomotion.Messidor est un road movie. Deux filles partent en auto-stop. Elles ne se connaissaient pas. Elles se rencontrent par hasard. L’une est étudiante, l’autre vendeuse. Elles quittent tout pour une expérience qui paraît d’abord un acte de liberté, de confrontation à la nature: elles dorment dans un bois, font du feu pour manger, elles découvrent des paysages, fascinées, par exemple, devant la beauté[6] et la douceur d’une rive calme auprès d’un cours d’eau… Elles  le diront: « – C’était beau aujourd’hui. ‑ Oui, c’était beau». Pourtant, ces déplacements répétés vont aboutir à l’échec. Le voyage libertaire devient une errance sans but. Elles sont ballottées par le hasard dans un mouvement exacerbé, souligné par les reprises de ces plans de routes, de voitures qui passent, de bouts de chemin accomplis. L’histoire alterne des trajets de plus en plus obsédants et des haltes. Toujours on en revient à la route grise, souvent pluvieuse, éternellement identique malgré les abords et les cadrages différents.

La perte des personnages dans l’errance désigne dans ce film la crise d’un espace particulier: le territoire de la Suisse. L’errance voudrait l’ouverture radicale où celui qui sillonne le monde se perd dans l’immensité, mais celle des deux jeunes femmes deMessidor est paradoxalement confinée. Le système mis en place par les filles, impose implicitement que la frontière ne soit jamais franchie: la règle est de tourner et de tourner encore dans les limites du territoire. Paradoxalement, on rejoint ici Retour d’Afrique. Le mouvement apparent ne renvoie qu’à l’enfermement, désigné par la frontière. Une fois seulement le film y fait allusion: lorsque les deux jeunes femmes restent muettes et immobiles devant le conducteur qui entend poursuivre son parcours: « Bon ben si vous voulez pas passer la frontière, moi je me taille, parce que j’ai encore de la route. » Il ne s’agit pas d’un choix, mais d’un fait simplement donné, qui fait exister cette limite comme une barrière incontournable. Le résultat: la fin tragique de l’histoire. Les deux filles, recherchées par la police après nombre d’aventures destructrices, se retrouvent dans un café au bord d’une route. Elles se croient dénoncées lorsqu’un client se lève pour téléphoner après les avoir observées. L’une tire. L’homme est mort. Il n’était pour rien dans la dénonciation.

Messidor, comme les autres, introduit le voyage dans son rapport à l’agir. La première action est libertaire: c’est le départ, suivi d’une expérience esthétique, où agir, c’est voir, «participer» au paysage et le construire par son regard. Elle débouche pourtant sur l’errance et la perte de soi, puis se résout par l’absurde, par la dérision même de l’action. Si Retour d’Afrique permet de sortir de la crise spatio-temporelle par l’agir, grâce à une dialectique du voyage, ce film au contraire noie l’acte final dans l’annulation des repères. L’enfermement est tel que rien ne peut rompre sa logique. La frontière phagocyte et détruit toute action positive comme toute finalité. Ici toute dialectique est exclue. Il n’y a plus de révolte contre l’enfermement paradoxal de l’errance: la frontière gagne la partie.

La frontière, perversion du voyage

Dans Messidor, on pouvait tenir la frontière, absente et toute puissante, pour responsable de l’errance. Dans No Man’s Land, elle apparaît pleinement comme la protagoniste de l’histoire et structure un certain type de voyage dans son rapport à l’action. Sa fonction même s’en trouve transformée. Le film raconte l’histoire de contrebandiers, qui, presque tous, désirent quitter la région du Jura. Le film se construit d’emblée autour de deux formes de voyage : le premier est celui qu’on rêve, avec sa destination précise, lointaine, qui implique un départ. Le second est particulier, presque quotidien, mais minimal : il consiste à se déplacer d’un côté et de l’autre de la frontière. Il est un véritable « passage ».

Il est aussi une nouvelle perversion du voyage, car les lieux qui le définissent sont bien peu éloignés. Pourtant, le déplacement répétitif qui se met en place ne ressemble pas à celui de l’errance, qui ballote celui qui s’y risque au hasard des chemins. Ici, lorsque le passeur « va d’un côté et de l’autre », le parcours est très précis, défini par l’obstacle même qu’est la frontière: elle crée et justifie le mouvement. La destination est toujours déterminée: la France/la Suisse, de tel lieu de rendez-vous à tel autre; et le passage directement lié à l’action. Celle-ci n’est pas différée, extérieure à lui, comme dans Retour d’Afrique, elle n’est pas non plus évincée ou absurde comme dans Messidor. Elle est ici dans le déplacement même: franchir la frontière, c’est, pour les contrebandiers, transgresser les limites qu’elle définit. Le passage est une forme de révolte, de résistance contre l’ordre établi. La représentation de la police le confirme qui fait des agents des individus bêtes et méchants. Mais la frontière réagit: elle est doublement le lieu de l’action. Ainsi, lorsque l’Algérienne traverse la douane, pour une fois sans marchandise, sa fouille est filmée comme un viol. La frontière est le lieu d’une confrontation.

Elle pervertit les données du voyage, car le passage ne connaît pas la distance. Même si les personnages se déplacent, la contiguïté des lieux le définit. Cela tient à la notion même de frontière. Condition de clôture du territoire et de l’identité nationale, elle se conçoit comme une limite, et peut être représentée par un trait. La distance à franchir, celle qui sépare les deux pays, est de la largeur de cette ligne artificielle et abstraite. Pourtant, le film donne corps à cette non-distance. Il y parvient grâce à l’aventure étonnante d’une jeune femme sans papiers, que Hugues Quester, le contrebandier, prendra en stop en direction de la Suisse. Elle n’apparaîtra dans le film qu’à cette occasion, mais ce qui lui arrive fournit une représentation exemplaire de la frontière. La voiture franchit la première douane sans problèmes: elle passe devant l’officier français et poursuit sa route traversant les bois avant d’atteindre la limite suisse. Comme le douanier helvète arrête les personnages et leur demande leurs passeports, la jeune femme feint de l’avoir oublié. Rien n’y fait, la voiture doit repartir en sens inverse pour rejoindre la France. Le retour ne sera pas si simple, car le douanier français leur demande cette fois leurs papiers, affirmant ne pas avoir vu la jeune femme à l’aller: sans cela on ne passe pas, il faut retourner en Suisse. La situation est absurde, mais pourtant rendue possible par le système de la frontière qui apparaît ici à travers sa topographie. Il ne reste plus qu’à se cacher dans les bois, et aller chercher un passeur pour franchir la limite clandestinement. Ce qui prend corps alors, c’est la présence de ce no man’s land, de ce morceau de terre sans nom. Le paradoxe de la situation est que ce lieu qui existe, que la caméra s’attarde à montrer, n’est justement pas un lieu. Et le paradoxe va plus loin: ce non-lieu sépare deux lieux, à la fois distincts et pourtant le même. Lorsque le passeur attend la nuit avec la jeune femme, admirant la beauté du paysage, il trace de la main une ligne invisible. Lui : « La frontière est là, au fond du vallon. » Elle : « C’est la même chose des deux côtés. » Lui : « Non… non, non… C’est tout à fait différent. »

Les deux interprétations sont valables, mais, de ce fait, les coordonnées spatiales sont perturbées. Aller d’un point à un autre n’a plus de sens s’il s’agit du même lieu: le déplacement est en quelque sorte nié. Confrontés quotidiennement à une telle expérience de l’espace, il est logique que les personnages rêvent de partir. Mais ils sont pris au piège: l’ailleurs n’a plus de sens quand on n’est nulle part, car pour le nommer, il faut pouvoir dire l’autre, donc être sur un lieu défini. Le no man’s land rend impossible tout départ. Si le passage représenté dans ce film ne relève pas à proprement parler de l’errance, puisque s’y exprime une action forte, il accumule les paramètres qui renvoient à la crise spatio-temporelle: en traversant la frontière, on finit par aller d’un côté et de l’autre sans savoir où l’on va, car les notions de lieu et de distance ont perdu toute signification.

Le film réintroduit donc des éléments du cinéma moderne en dénaturant la cohérence spatiale, non dans la représentation physique du territoire mais en filmant l’absurde du balisage administratif dans sa portée symbolique. Pourtant, au cœur de cette problématique, il place une action, concrète et précise, proche de l’intrigue policière. Il propose paradoxalement de lier la perte du sujet et l’errance à la révolte, et les enchaîne à l’agir au moment même de la crise spatio-temporelle. Il s’agit là d’une participation originale au cinéma de cette époque, qui oblige à revoir les valeurs de suspension, d’actions déconnectées, associées au cinéma moderne.

On pourrait être surpris que le film articule ensemble deux tendances apparemment contradictoires. Comment réinterroger en effet l’action, la prise de conscience sociale ou politique, si dit, avec Deleuze, que dans « l’image moderne», « il n’y a plus lieu de parler d’un prolongement réel ou possible capable de constituer un monde extérieur »[7] ? Comment la réinterroger à partir d’un tel postulat, si l’action, notamment politique, a pour finalité de changer le monde, de s’articuler selon une logique de la causalité sur les événements réels? La suspension de l’action n’est qu’une forme de mise en question limitée, car elle aboutit à la négation même de l’agir. L’hypothèse ici est que le système proposé par le philosophe privilégie l’un des aspects du cinéma moderne, ce qui ne permet pas de problématiser le paradoxe où s’opposent la crise de l’action, qu’il décrit parfaitement, et la visée explicitement politique de certains films, comprise pourtant clairement comme telle par le public. C’est que le système conceptuel deleuzien est circonscrit par une pensée de la perception et du sujet entièrement concentré sur celle-ci. Parce qu’il fait de l’action en prise avec le réel l’autre de ce cinéma, il ne permet pas de comprendre le principe dialectique que mettent en place les films politiques du nouveau cinéma. Les « films suisse » de Tanner misent justement sur une dialectique de l’action à travers les variantes du voyage. En plaçant, dans No man’s Land, la frontière au cœur de la crise spatio-temporelle du voyage en même temps qu’elle devient le moteur de l’action, Tanner met en évidence ce paradoxe, ce point butoir du cinéma moderne, qui risque de nous échapper.

L’interrogation culturelle et politique que propose le film ne réside pas tant dans la position de révolte des personnages, somme toute peu formulée, que dans la dialectisation de la notion de frontière à travers la perversion du voyage. Le passage, tel qu’il est filmé dans ce film, transforme sa valeur. La frontière n’est plus montrée comme ce qui délimite un territoire fermé, à l’exemple de Messidor; elle n’est pas non plus la justification naturalisée d’un sentiment identitaire, lié à une région déterminée comme support fondamental de la définition de l’individu. Si elle permet une définition de l’homme, c’est par l’action qu’elle provoque: elle oblige à réagir. A la référence identitaire territoriale que suggère la frontière, le film oppose l’action qui consiste à surmonter l’obstacle de la limite. A une identité figée, fermée et nationale, il substitue l’agir, rejoué quotidiennement et soumis aux risques de l’aléa. Si, dans Retour d’Afrique et dans Messidor, la frontière impose l’action au voyage perverti du cinéma moderne et introduit à un succès dialectique ou à son échec, selon les cas, dans No Man’s Land, elle fait plus. Elle se donne elle-même comme l’anti-lieu, et pourtant comme la raison même du voyage. Elle condense l’opposition dialectique impliquée ou rejetée dans les autres films, et permet de déplacer le fondement de ce qui structure le sentiment identitaire.

[1] C’est une question qu’aborde Annie Goldmann dans L’Errance dans le cinéma contemporain, Paris, Henri Veyrier, 1985.

[2] Pour le Petit Robert, le verbe errer, dans le sens d’«aller de côté et d’autre», est lié à une confusion entre errer, « se tromper », et, de l’ancien français, errer, « voyager ».

[3] C’est le cas pour des cinéastes qui s’intéressent à la dialectique et à la prédominance du regard, comme Angelopoulos, ou Straub et Huillet par exemple. Ils sont pourtant impliqués dans une démarche éminemment politique. Ne citons, respectivement que, Le voyage des comédiens (1975) et Trop tôt, trop tard (1981).

[4] Martin Schaub fait remarquer que la contestation dans les films du Nouveau cinéma suisse se profile comme une opposition individualiste plutôt que comme la mobilisation d’un groupe pour une cause commune (L’usage de la liberté. Le Nouveau cinéma suisse, 1964-1984, Lausanne, L’âge d’Homme/Pro Helvetia, 1985, pp.71-72).

[5] «Le Philosophe: (…) Les événements que vous représentez ne pourront s’éclairer qu’à la lumière d’autres événements» (Bertolt Brecht, «L’achat du cuivre» (1937-1951), Ecrits, I, Paris, L’Arche, 1972, (1963), p.509). Le caractère dialectique des premiers films de Tanner est dû en grande partie à la collaboration avec John Berger pour l’élaboration du scénario.

[6] Voir notre article: «Cinéma suisse: comment échapper au paysage narcissique?», in Derrière les images, Musée d’Ethnographie, Neuchâtel, 1998.

[7] Op.cit., p. 362. Deleuze décrit ici l’enchaînement particulier des images produit dans ce qu’il définit comme le cinéma moderne, c’est à dire «une liaison spécifique entre images désenchaînées» (ibid.).

(Sources: Alain Tanner-John Berger, Tome 23, Coll. Théâtres au Cinéma, Bobigny 2011)

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