Avec Alain Tanner

Par Bernard Comment

Le romancier Bernard Comment est devenu coscénariste de tous les films d’Alain Tanner, à l’exception de « Fleurs de sang », à partir de « Fourbi » (1995), « remake » de « La Salamandre ». Ils ont poursuivi ainsi jusqu’à « Paul s’en va » (2004) une forme de retour sur les thèmes et les lieux du cinéaste.

Dans l'espace mental suisse...

Alain Tanner est à la fois une figure de légende et un marginal. Quelqu’un d’atypique. Il aura donné à voir son pays à travers le monde, sans en partager nullement les valeurs d’ordre, de discipline, d’autocontrôle, de surveillance. Il est une sorte de libertaire, qui échappe à tout classement, à toute école, à toute tendance. Vous regardez quelques minutes, et vous dites : « C’est du Tanner. » La marque de l’artiste : sa singularité. Un rythme, un regard, la caresse de la caméra sur les paysages, les corps, les intérieurs. Et une langue, forte, intelligente, riche de contenu. Il y a très peu, dans le cinéma de Tanner, de ce que les linguistes appellent « fonction phatique », ces mots qui n’ont d’autre utilité que d’établir ou maintenir la communication. Il y a, en revanche, une vraie pensée à l’œuvre. Une pensée de l’individu et de tous les conditionnements auxquels il est confronté.

La première fois que j’ai rencontré Alain Tanner, c’était par hasard, dans un restaurant de Genève. Je l’observais, quelques tables plus loin, il émanait de lui quelque chose de généreux, de sympathique. Une simplicité, une élégance. Une joie aussi. Un autre jour, plus tard, on s’est croisés dans le couloir du même restaurant, son film venait d’être sélectionné à Cannes, je l’ai félicité, il avait l’air heureux. C’était au début des années 1980.

On se représente mal, aujourd’hui, la respiration que donnaient les films de Tanner, dans le climat un peu étouffant des années 1970 en Suisse. J’avais onze ou douze ans quand j’ai découvert « La Salamandre », film diffusé par la télévision romande. C’était un choc. Un appel d’air. Un souffle de liberté frondeuse. Peu après, j’ai vu « Charles mort ou vif », un film terrible, un regard implacable sur la société helvétique et son conformisme auquel on n’arrive pas à échapper (au fond, c’est un regard aussi accablant que l’avait été, quelques années auparavant, « La dolce vita » sur l’Italie).

J’avais 15 ans quand est sorti « Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 ». C’était la séance du samedi en fin d’après-midi, dans une salle archicomble de petite ville jurassienne, et à la sortie, tout le monde était sonné par ce manifeste désabusé d’une époque qui commençait à renoncer à ses rêves. La leçon d’histoire de Jacques Denis par boudin interposé était un formidable moment de rire, mais le film était sombre, il traçait un futur lourd de consentements, d’échecs, pressentant les décennies mornes qui allaient suivre.

Bien des années plus tard, c’est tout seul, dans la salle de l’Écran à Genève, que j’ai découvert l’errance solitaire et amoureuse de Bruno Granz, « Dans la Ville Blanche », un film funambulesque, porté par une incroyable grâce, où Lisbonne révèle ses dessous mélancoliques et presque vénéneux. Rarement un cinéaste sera allé aussi loin, dans la fragilité, l’intimité, quelque chose qui est toujours sur le point de casser, et les lettres qui partent, qui arrivent, le séjour qui se prolonge, comme un exil consenti, une fuite, une perdition.

Au printemps 1993, j’ai rencontré Alain Tanner au Centre culturel suisse de Paris, où un hommage lui était rendu. C’est la première fois que je parlais vraiment avec lui. Il avait ce désenchantement souriant que j’ai toujours aimé chez lui, cette distance affectueuse. Je ne sais plus sur quoi a porté la discussion, mais il y avait une sympathie réciproque, et une sincère curiosité de sa part. Nous nous sommes ensuite vus deux ou trois fois, à Genève, où il m’avait invité à venir le voir, puis à Rome, dans le cadre d’une rétrospective à la Villa Médicis. Une amitié se nouait, et tout à coup, un jour de l’été 1994, j’ai reçu un appel d’Alain, me disant qu’il cherchait quelqu’un pour écrire son prochain long-métrage, et qu’il avait pensé à moi. Je lui ai répondu que bien sûr, cela me faisait très plaisir, mais que je n’avais aucune expérience en la matière, que je n’avais jamais écrit pour le cinéma. Et il m’a répondu aussi sec que justement, c’était cela qui l’intéressait, le fait d’être indemne de toute formation, de tout formatage. Car Alain ne fait pas de vrais scénarios, ou alors tout à la fin. Et pas toujours. Il cherche plutôt à voir les personnages, les scènes ; à les laisser surgir du brouillard. Ce travail visuel par les mots précède de loin l’écriture des dialogues, pour laquelle il se réserve le droit de choisir seul, dans la mesure où ce sont les acteurs, sous sa direction, qui vont dire les mots.

Nous nous sommes réunis, à intervalles réguliers. D’abord pour parler des personnages, de leur histoire, de leur situation, de leur évolution les uns par rapport aux autres. Après chaque rencontre, j’essayais de traduire ça sur le papier, je décrivais des scènes, des ambiances, quelques amorces de dialogue. Tout s’est fait très naturellement, dans un va-et-vient toujours empreint d’amitié, de satisfaction d’être ensemble, il n’y avait rien de précipité, le temps travaillait à nos côtés, on affinait peu à peu les séquences, on redistribuait parfois certaines scènes, et ce qui m’a frappé, c’est une certaine permutabilité des séquences, qui tenait à l’aération du récit, comme une structure ouverte.

Lors du tournage de « Fourbi », le premier film écrit ensemble, j’ai été invité à venir sur le tournage, un jour ou deux. J’aimais beaucoup l’ambiance calme et bienveillante qui régnait. Alain discutait avec le chef opérateur, il avait son idée très précise sur l’optique, les profondeurs de champ, les cadrages, les mouvements de caméra et, tout en réglant ces questions, il regardait discrètement les comédiens, l’équipe technique, jusqu’à ce que, à un moment, il dise : « C’est bon, tourne. » J’ai toujours admiré cette façon subtile de gérer la communauté d’un plateau, de guetter le bon moment, sans hystérie, sans autoritarisme, avec au contraire une grande gentillesse, une douceur, et la conscience que tout le monde devait prendre son plaisir, être à l’aise. Ce bonheur de l’équipe est très important, il me semble qu’il transparaît à l’écran, comme une harmonie et une sérénité.

Il faut bien se pénétrer de l’esthétique de Tanner. Aucun réalisme chez lui, notamment dans le jeu des comédiens, qui peut paraître légèrement faux à des yeux trop formatés, alors qu’il s’agit simplement de marquer le jeu, de ne pas faire complètement comme dans la « vraie vie ». De la même façon que la caméra elle aussi doit apparaître : son mouvement, son travail de construction du champ de vision, d’où le recours presque exclusif au plan-séquence, long parfois, et complexe, parce que la caméra, dès lors, est comme un pinceau ou un faisceau qui éclaire le réel et le constitue.

Le flegme d’Alain Tanner lui vient peut-être de ses années anglaises, où il s’est formé au cinéma. Mais je pense qu’il lui vient plutôt d’un rapport généreux et confiant au monde, pas le monde des puissants, mais le monde des gens, le monde quotidien, d’où peut toujours surgir le poétique si on sait le traquer, l’attendre. Il est, absolument, le non-hystérique, et son regard est porté par une absolue conviction, dans chaque plan – même s’il lui arrive, je crois, d’avoir des doutes, le soir ou la nuit, pendant les tournages, et de se demander si le film se construit ou s’il disparaît et se disloque.

Plus tard, nous avons écrit trois autres films ensemble, dont une adaptation du « Requiem » d’Antonio Tabucchi. Je lui avais indiqué l’existence de ce roman quand il m’avait parlé de son désir de refaire un film à Lisbonne. Il y a eu beaucoup d’estime, de rires, de malentendus aussi, entre Tanner et Tabucchi, pour un film qui, à la fin, me semble extraordinairement réussi : la magie du livre opère à l’écran, l’étrangeté est agissante mais jamais soulignée ou affichée.

J’aurais voulu faire encore un ou deux films avec Alain Tanner, et je pense que l’idée l’a tenté, mais le poids des sorties en salle l’a dissuadé. C’est d’ailleurs une leçon un peu inquiétante : que les brutalités de la distribution finissent par conduire un créateur à se taire, à se retirer. Car Tanner est un extraordinaire penseur politique de son art, il a toujours choisi les petites productions, les modestes budgets, pour garder son entière liberté, de la première à la dernière seconde de chaque tournage et de chaque film. Mais la lourdeur des moyens nécessaires aujourd’hui à une sortie en salles un tant soit peu significative, ajoutée à l’incuriosité des critiques, crée un déséquilibre fatal entre la maîtrise des moyens délibérément réduits de la réalisation, et le coûteux tapage des promotions. Il en résulte quelque chose d’absurde. Mais ce serait un autre et long débat… De toute façon, Alain Tanner a fait son œuvre, il restera parmi les grands cinéastes de son temps.

(© Bernard Comment – Sources : « Alain Tanner-John Berger », Tome 23, Coll. Théâtres au Cinéma, Bobigny 2011
Crédit photo et Vidéo – droits réservés : Alain Tanner) 

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