Postface par Frédéric Bas

Tanner ou l’Optimisme

Alain Tanner est venu tard au cinéma. En 1956, il réalise avec Claude Goretta « Nice Time », un court métrage sur la vie nocturne de Piccadilly Circus à Londres. Tourné dans l’esprit du Free Cinema anglais, le film est couronné par le Prix du film expérimental au Festival de Venise de 1957, mais il n’a pas de suite immédiate, Tanner réalisant son premier long métrage de fiction en 1969 après plusieurs années de travail comme reporter à la télévision suisse. En fait, c’est le contexte de Mai 68 qui donne l’impulsion première de son travail de cinéaste. Dans un texte où il dresse le « ciné-bilan de 68 », Serge Daney fait le constat d’un cinéma français qui aurait raté l’événement. Oublié, passé au travers du scénario national, le « vivier de personnages (petits chefs, enragés du discours, enragés tout court, paumés potentiels et paumés réels, héros tardifs de l’incoulable scénario “on fonde le Parti”, libérés et libérants de tout poil) ». Pourtant, dans le désert d’une cinématographie qui aurait échoué à donner corps au gauchisme des années 1960-1970, condamnant un pan d’histoire à rester « sans images », Daney cite un nom de cinéaste et un film : celui d’Alain Tanner avec son « Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000″…L’après-Mai 68 est le temps où se déploie le cinéma d’Alain Tanner. Ce n’est pas tellement que le cinéaste ait la fibre militante des enragés désignés plus haut ; c’est même tout le contraire : il est à Paris en mai 1968, où il travaille comme reporter pour la télévision suisse. Il a près de quarante ans, et il y a bien longtemps qu’il se méfie des curés d’extrême gauche et de l’idéologie de plomb. À la différence de beaucoup d’autres, il ne pense pas – et ne pensera jamais – que « la caméra est un fusil ». Ce n’est donc pas un hasard si son premier long métrage, « Charles mort ou vif », écrit et tourné dans la foulée de Mai 68, prend légèrement à revers le tableau d’histoire collective qui vient de se jouer dans la rue : pour dire 68, le cinéaste ne donne pas dans la geste collective d’une jeunesse en colère ; la révolte qu’il raconte est celle d’un patron qui déserte le capitalisme, le portrait d’une solitude et d’une errance. Cela n’empêche pas le film d’être et de rester, selon le beau mot de Philippe Haudiquet, « le plus bel enfant cinématographique de l’esprit de Mai ». Si tout est d’emblée politique chez Tanner, c’est à la manière de cette première fable sous-titré « Petite Fresque historique ».

On pose couramment que, après 1968, le cinéma a choisi deux voies pour prolonger le travail de sape du spectacle commencé avec le livre de Guy Debord : « repolitiser le contenu des scénarios des films et tourner à l’italienne des flopées de Z, « utiles aux luttes » » ; ou bien « repolitiser la vieille question de la forme, relisant le feuilleton épique Brecht-Eisentein à la lumière décapante du structuralisme ambiant (Althusser, Barthes, Lacan) ». C’est à cette seconde tâche que se sont attelés les films d’Alain Tanner et plus généralement les « nouveaux cinémas » des années 1960 et 1970 car, si l’après-68 est le moment politique où s’inscrivent les débuts du cinéaste, il croise un moment esthétique fondamental : l’émergence des nouvelles vagues du monde entier. Coincée entre la tutelle écrasante de la Nouvelle Vague française et l’intérêt récent et tous azimuts pour le « Nouvel Hollywood », la période où se révélèrent des cinéastes aussi considérables que Nagisa Oshima, Glauber Rocha, Miklos Jancso, Jerzy Skolimowski et d’autres encore semble aujourd’hui tombée dans l’oubli et constituer un chaînon manquant de l’histoire du cinéma. Or, avec quelques cinéastes suisses de ses amis (Michel Soutter, Claude Goretta, le fameux Groupe 5), Alain Tanner a su dessiner au cours de ces années un espace original à l’intérieur de cette nouvelle cartographie du cinéma mondial. La manière de Tanner s’affirme avant tout comme un art du décalage, jouant l’écart contre l’alignement, la fantaisie contre l’esprit de sérieux, la poésie tactique contre les logiques d’appareil. Un cinéma suisse qui se joue des frontières et des douanes, qui soulève en douceur les montagnes du folklore pour prendre la tangente, aller voir là-bas si l’homme (ou la femme) y est : l’homme tout nu avec ses rêves et ses désirs d’enfant.

Montagne suisse

Il y a au moins deux versants dans le cinéma d’Alain Tanner qui se rejoignent souvent, mais qui recoupent en partie deux périodes de son œuvre : d’abord, une première période qui dure une petite décennie, entre « Charles mort ou vif » (1969) et « Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000″ (1976), et qui correspond à un versant facétieux, drôle. Les premiers films de Tanner marquent par leur légèreté, leur capacité à traiter des questions aiguës et souvent politiques (le travail, le pouvoir, les relations homme / femme, etc.) sous une forme inédite qui échappe à l’esprit de parti et qui est dominé par un humour frappeur et décalé, parfois à la limite du surréalisme. Ce premier Tanner s’affirme comme un des grands cinéastes de l’après-Mai, avec des films qui rejouent, c’est-à-dire qui remettent en jeu, les grands thèmes militants des années 1960. Pourtant, dès cette période, on sent chez lui une tonalité grave qui détonne avec la légèreté apparente : l’humour est souvent une politesse du désespoir pour des personnages qui savent que leur petit jeu est très menacé, qu’il faut beaucoup d’énergie pour creuser les traverses qui détourneront l’ »autoroute du capitalisme ». Il n’y a qu’un contresens et une lecture nostalgique béate qui peuvent faire d’Alain Tanner le cinéaste des soixante-huitards heureux et fiers de l’être. Il s’affirme au contraire et d’emblée comme un dépositaire légèrement désespéré des utopies de 68 ; sa distance envers le réel, son anti-naturalisme premier qui sont au cœur de sa mise en scène signent sa relation à la scène politique des années 1960, une relation de complicité, mais teintée de tristesse, d’incertitude ; c’est cette tristesse qui marque le deuxième versant de son travail, plus grave, plus sombre, avec des films, à partir de « Messidor » (1979), qui changent d’horizon, qui renouvellent les motifs de son premier cinéma en les situant dans des lieux toujours différents : l’Irlande (« Les Années Lumière »), Lisbonne (« Dans la Ville Blanche », « Requiem »), l’Andalousie (« L’Homme qui a perdu son ombre »), Barcelone (« Le Journal de Lady M »), Paris (« Une Flamme dans mon cœur », « Fleurs de sang »), New York (« La Vallée fantôme »). Tanner reviendra aussi en Suisse (« No man’s land », « La Femme de Rose Hill »), mais ce sera pour réaffirmer un pessimisme qui ne l’a jamais quitté et perceptible dans les fictions genevoises : la Suisse impossible à habiter, paysage éternel qui ruine tout désir de le raconter. C’est au cours de cette seconde période qu’Alain Tanner devient le cinéaste du lieu, du territoire, l’arpenteur, le marcheur. Chacun de ses films fait circuler cette double énergie : l’énergie active de l’ironiste qui sait qui sont ses ennemis et comment les abattre (« La Salamandre ») ; l’énergie passive du contemplatif qui rêve de disparaître dans les choses et d’envoyer promener le monde et ses règles (« Dans la Ville Blanche »). Or, la nature puissamment politique de son cinéma puise à cette double source, ce double caractère : gauchiste volubile à ses débuts, Tanner est devenu un marin mutique ; mais parler beaucoup ou se taire visent le même objet : contourner la règle du jeu pour aller voir ailleurs.

Il y a du jeu

Tout joue chez Tanner : les personnages, la langue, la réalité. Jouer s’entend ici dans les deux sens d’ »amusement » et de « récréation », mais aussi de « mouvement aisé d’un objet dans un mécanisme », comme on dit: « La clé joue dans la serrure. » Le cinéma de Tanner est fondamentalement un cinéma du jeu, de l’écart. Rien n’adhère pleinement, tout est déplacé, marqué par « cette espèce d’impossibilité à coller au réel, à y croire vraiment » qui a singularisé le nouveau cinéma suisse en général et celui de Tanner en particulier ; car, le premier écart, celui qui induit tous les autres, le cinéaste l’impose au réalisme, au naturalisme, ennemi originel : « Si on veut embrasser vraiment cette espèce de fromage dans lequel on vit, et en parler, ce n’est pas possible de l’aborder par le chemin de la réalité », déclare Tanner en 1969.

C’est par ce désir antinaturaliste qu’il faut entrer dans l’œuvre. Pour restituer ce désir qui a été celui de tout le cinéma moderne et en saisir la portée, on peut revenir à la scène littéraire qui l’a vu naître à la toute fin du 19ème siècle, c’est-à-dire à la date de naissance du cinéma. À cette époque, Stéphane Mallarmé déclarait à un journaliste : « Les choses existent, nous n’avons pas à les créer. » À peine modifiée (« Les choses existent, pourquoi les inventer ? »), la phrase sera reprise par Roberto Rossellini dans le contexte du néo-réalisme italien des années 1950 pour devenir le paradigme du cinéma moderne. Or, si Tanner n’a jamais été cinéphile, s’il n’a jamais attrapé la fièvre hitchcocko-hawksienne des ciné-clubs parisiens, il a souvent dit que le néo-réalisme italien avait été à l’origine de son désir de cinéaste. C’est en découvrant « Païsa », « Rome, ville ouverte » ou « Le Voleur de bicyclette » que Tanner a appris le cinéma. Et d’abord, cette relation singulière au réel qui fait la vérité d’un film : un réel non pas restitué par les moyens du cinéma hollywoodien classique (découpage, scénario) qui duperait le spectateur en jouant la transparence, mais représenté, c’est-à-dire rendu selon une distance qui marque chaque plan et place le spectateur aux aguets de ce qui va surgir à l’écran. Distance / distanciation : Brecht a été l’autre référence théorique.

Tous les films de Tanner se ressentent de cette double influence : un réalisme premier par quoi le spectateur se sent d’emblée proche des personnages, de plain-pied avec le récit, familier de ce qui se passe ; mais, dans le même temps, une mise en scène qui va s’employer à refroidir cette chaleur, à miner cette familiarité. Ce réalisme contourné, mis à distance, recoupe les deux versants drôle / grave du cinéma de Tanner : le film s’attache à la réalité en même temps qu’il s’en éloigne, crée une empathie avec les personnages en même temps qu’il les juge ou les met à distance. Or, ce va-et-vient entre le réel et son décrochement signe l’antinaturalisme foncier du cinéma de Tanner et son caractère politique. Politique de la forme bien sûr. Tandis que défilent à l’écran l’expression des désirs et les envies de liberté, la mise en scène libère un espace, une ironie fondamentale. L’antinaturalisme de Tanner est de nature enfantine. C’est un « pas pour de vrai » permanent, un flottement des identités, des situations, un balancement « j’y crois, j’y crois pas ». C’est la chanson de Pierre et Paul dans « La Salamandre » : « Ah que le bonheur est proche, ah que le bonheur est lointain. » C’est la neige qui tombe en mai dans « La Vallée fantôme », tandis que la voix off évoque l’ »ironie des saisons ». C’est la citation apprise par Paul dans « Charles mort ou vif » : « « Prospérité ! Prospérité partout », dit le bourreau. Partout, tout est prospère. La situation du malheur est prospère. Henri Michaux. » C’est le plan-séquence de Rosemonde à la chaîne dans l’usine à saucisses de « La Salamandre » : pendant les trois premières saucisses, on est amusé ; à la sixième, le sourire se retourne en son contraire, le cinéaste pointant l’aliénation du travail d’usine. Ajoutant à la belle idée de Truffaut, selon laquelle toute l’œuvre d’un cinéaste est contenue dans sa première bobine, on verrait assez dans la dernière séquence de « Charles mort ou vif » le programme de ce qui viendra ensuite : deux infirmiers patibulaires sont venus cueillir Charles dans sa retraite bucolique et l’emmènent en ambulance. Charles tape contre les vitres de séparation pour inviter ses cerbères à une petite lecture : « Saint-Just disait que l’idée de bonheur était neuve en France et dans le monde. On pourrait en dire autant de l’idée de malheur. La conscience du malheur suppose la possibilité d’autre chose, d’une vie autre que l’existence malheureuse. Peut-être aujourd’hui le conflit « bonheur-malheur » remplace-t-il et supplante-t-il l’antique idée de destin. Ne serait-ce pas là le secret du malaise généralisé ? » À ce moment-là, l’un des deux infirmiers propose à son collègue de mettre la sirène : « Comme ça, on ne s’emmerdera pas au feu rouge. » Il y a dans cette scène finale tout l’art de Tanner : une ambulance qui devient salle de lecture, un personnage de doux révolutionnaire qui croit aux vertus de la transmission et de la citation, des ennemis tenus à distance et qui jouissent de leur bêtise crasse ; enfin, il y a l’incertitude, le balancement.

Dans le conflit bonheur-malheur de la citation, comme dans le « mort ou vif » du titre, il y a tout le caractère mélancolique d’un cinéma qui sait que, derrière les bons tours que ses personnages jouent au système, le malheur n’est jamais loin. Les films s’offrent comme un espace de désirs, une cour de récréation, mais laissent voir la menace d’une fin de partie toujours sûre. On sait qu’une des œuvres préférées de Brecht était le « Candide » de Voltaire. Il y a puisé une bonne partie de son inspiration pour construire sa théorie de la distanciation. Rien de surprenant donc à ce qu’on retrouve l’un et l’autre chez Tanner. En effet, la relation que ses films entretiennent avec le réalisme, ce va-et-vient constant entre le réel et son décrochement rappelle souvent l’écriture de « Candide », son récit à double détente : d’un côté, l’innocence et l’optimisme du personnage ; de l’autre, les horreurs du monde. Entre ces deux états, l’espace laissé au lecteur est celui d’une conscience. De même, le cinéma de Tanner exprime une innocence fondamentale, libère les désirs des personnages en même temps qu’il en désigne l’extrême fragilité. Tanner, « gentil et méchant, naïf et rusé ». Tanner ou l’Optimisme.

« Et j’irai loin, bien loin… »

Au cours des années 1980 et surtout à partir de « Dans la Ville Blanche », considéré par beaucoup comme son chef-d’œuvre, l’image d’Alain Tanner a changé (voir « Casquettes » dans l’abécédaire) : le cinéaste des utopies post-68, le moraliste tendre du gauchisme orphelin a cédé la place au « cinéaste du lieu », du territoire. En fait, s’il y a bien une question du lieu, elle est première et se pose dès les débuts de l’œuvre. Elle est à rapporter à deux données biographiques : d’abord, la relation à la Suisse. Le cinéaste a souvent dit son regret de ne pouvoir emporter en voyage, comme les frères Taviani, un peu de sa terre natale sous ses souliers. La Suisse comme non-lieu, comme terre « sans histoires », fatalement neutre, le pays de « la pendule à coucou » moqué par Harry Lime / Orson Welles dans « Le Troisième Homme » est la figure présente-absente du cinéma de Tanner, l’apatridie originelle qui nourrit chacun de ses films ; le lieu chez Tanner, c’est d’abord la terre qu’il faut quitter, la « Heimat » des ancrages définitifs, la Suisse nichée en chacun de nous ; car si la Suisse réelle est souvent attaquée dans les films comme le pays des péquenots, des « poules grises aveugles et sourdes », patrie étroite, immobiliste (« Le Retour d’Afrique », « Messidor », « No man’s land », « La Femme de Rose Hill »), elle finit par fonctionner comme un référent symbolique, un hors champ majeur qui impulse la voie à suivre : le départ. Le lieu haï nourrit son contraire : le lieu chéri, le bon lieu qu’il faut trouver.

De « Charles mort ou vif » à « Paul s’en va », du premier au dernier film, un même désir s’exprime : partir, fuir. On ne compte pas les personnages de Tanner qui rêvent d’un départ pour se refaire : Charles Dée, le patron libertaire qui quitte son confort bourgeois pour réfléchir aux « conditions d’un bonheur possible », inaugure une longue suite de personnages en quête d’espaces neufs. C’est l’autre formulation du lieu : l’impulsion au départ. « Partir, mon cœur bruissait de générosité emphatique », écrit Aimé Césaire cité dans « Le retour d’Afrique ». On a parfois écrit que Rousseau pour des raisons nombreuses – Genève, l’éducation, l’homme bon à l’état de nature – était une figure majeure de l’univers tannérien, on peut le dire aussi d’Arthur Rimbaud. Ce n’est pas un hasard si les images qui concluent « Paul s’en va » montrent une jeune femme guider une troupe en récitant Rimbaud, ultime citation d’un film et d’une œuvre qui en compte beaucoup, appel au mouvement des corps, à la marche, insurrection collective au nom de la beauté du monde et de l’amour : « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers / Picoté par les blés, fouler l’herbe menu […] Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien / Par la Nature, – heureux comme avec une femme. »

Ce « j’irai loin, bien loin » traverse toute l’œuvre de Tanner. C’est presque sa formule intime. C’est là que prend place l’autre moment biographique du cinéaste : son expérience de la mer au début des années 1950. Chez Tanner, le goût du large a précédé celui du grand écran. Dans tout son cinéma, on ne trouve pas trace de cinéphilie, cette passion absolue pour les images de cinéma et leur histoire qui déclenche un imaginaire (celui d’un Godard par exemple). Alain Tanner a appris sur des cargos davantage que dans les salles obscures. Il revient longuement sur cette expérience maritime dans « Les hommes du port », enquête documentaire sur les dockers de Gênes sous forme de portrait de l’artiste en jeune marin d’hier. Il nous dit qu’il y a appris à aimer la vitesse des cargos, mais surtout qu’avant d’embarquer il a rêvé la mer depuis le quai, en observant les hommes du port charger et décharger les cargaisons du monde entier. Il a projeté son désir de voyage autant qu’il l’a vécu. Après Rimbaud, Baudelaire : « Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, l’univers est égal à son vaste appétit / Ah que le monde est grand à la clarté des lampes. »

Voyageur immobile

À part « Messidor », qui peut être vu comme un road movie contrarié, où la trajectoire criminelle des deux filles trouve sa limite dans la terre suisse, aucun film de Tanner ne prend la forme du récit de voyage. C’est que le voyage est moins un itinéraire qu’une impulsion, un désir, une projection. Les personnages sont, pour reprendre la belle expression de Pessoa, des « voyageurs immobiles ». Voyager désigne un mode d’être, une intranquillité première de l’identité. On n’est pas loin de Kerouac et de son idée de la route : « Le bonheur ne se trouve pas au bout de la route. Il est lui-même la route. » Le film emblème de ce voyage sur place, où le désir de partir compte autant que la destination est « Le retour d’Afrique », le troisième film de Tanner : on y voit un jeune trentenaire (François Marthouret) dont la rage contre Genève et sa vitrine capitaliste n’est calmée que par le projet de rejoindre l’Afrique, terre étrangère où il se rêve autre, en compagnie de sa fiancée. Moqué par ses amis qui ironisent sur son tiers-mondisme compassionnel, le personnage va être la victime involontaire du scénario de Tanner : contraint de rester à Genève la veille du départ parce que l’hôte étranger a des problèmes, le couple se terre dans un appartement vidé de ses meubles, vivant la nuit pour ne pas s’exposer aux rires des amis, mangeant de la confiture avec les doigts, devenant un couple bohème en appartement. Après ce voyage sur place, le couple formule un autre projet : faire un enfant dans le dos des « politiciens et marchands » genevois, symbole du système honni. Ainsi, le voyage n’aura été qu’un besoin d’ailleurs pour faire mûrir le désir d’enfant. Il faut voyager en soi pour trouver le bon lieu. Le voyage pour le voyage, c’est un déplacement mental qui imprime aux personnages et aux films une ligne d’errance nécessaire, une ligne de fuite. La hantise de l’ancrage, de l’esprit de clocher suscite le départ comme posture primordiale. Si « Dans la Ville Blanche » est un film tellement important dans la carrière d’Alain Tanner, c’est qu’il reprend le thème du « voyageur immobile », mais en radicalisant le propos. En effet, le grand sujet du film est la folie, la perte d’identité. « Je suis sur une usine qui flotte avec des fous. » C’est ainsi que le personnage de Paul (Bruno Ganz) se présente au début du film. Plus tard, il précisera la nature de cette folie, une difficulté du marin à se situer dans l’espace : « C’est trop petit dans la cabine et c’est trop grand dehors. » C’est pour échapper à ce sentiment qu’il fait escale à Lisbonne pour une durée indéterminée, entreprenant ce voyage paradoxal de l’immobilité, une sorte de trajet à l’envers, la quête d’une fixité irréductible aux mouvements du monde, celle de l’axolotl du Mexique, deuxième salamandre croisée dans l’œuvre et qui rejoint la tique évoquée par le paysan du premier « Jonas » : la tique capable de patienter dix-huit ans sur l’extrémité d’une branche avant de réaliser le rêve de sa vie – trouver une touffe de poils au sang chaud – et de mourir. La salamandre, la tique, bestiaire étrange d’un cinéma qui pose le voyage comme un trajet intérieur, une quête du sens et des sens.

Matière

Ce qui est remarquable dans le portrait du marin de Lisbonne, c’est que sa dérive n’est jamais jugée par le cinéaste, insérée dans un récit psychologique qui en limiterait la portée. Tanner la présente comme une quête salutaire. C’est que le marin et le cinéaste ont le même projet et les mêmes questionnements : « C’est trop petit dans la cabine et c’est trop grand dehors. » La phrase du marin est quasiment un manifeste du cinéaste : comment saisir le monde et son infini depuis la cabine trop petite (quel que soit le nom qu’on lui donne : cabine de projection, caméra, Suisse…). Très vite, le devenir du personnage gagne l’esthétique du film : le récit est comme contaminé par ses dérèglements, sa pulsion à filmer : d’étranges plans super 8 qu’il envoie à sa femme – autoportraits, plans des rues de Lisbonne tournés depuis un tramway, plans de sa chambre – interrompent le portrait extérieur du personnage. Comme si Tanner laissait le marin aux commandes du film. Le rêve du personnage – marcher libre dans Lisbonne, perdre les habits lourds de l’homme social, redevenir enfant – rejoint le projet de Tanner cinéaste : se libérer des contraintes scénaristiques, filmer un corps au repos, un corps marchant, enregistrer la matière seule. « Dans la Ville Blanche » est un grand film sur le cinéma comme abandon à la matière, saisie des choses, enregistrement passif de la rumeur du monde. « Je suis un déserteur, quelqu’un qui a envie de dormir, marcher, dormir, pas bouger », dit le marin. On pense encore à Rimbaud : « Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre sur la grève. » Un spectateur du monde, à la manière des opérateurs lumières des premiers temps du cinéma, qui parcouraient le globe pour en ramener des plans fixes de quelques minutes, c’est ainsi que le marin / cinéaste se projette dans la sublime séquences des rideaux : Paul est à la fenêtre de sa chambre et boit un verre en regardant dehors, puis quitte le champ laissant la caméra cadrer les longs rideaux rouges : un léger vent souffle et élargit un peu le rai de lumière blanche qui sépare en deux les pans du tissu ; puis Paul revient à la fenêtre, spectateur immobile à l’écoute des bruits lointains de la ville et du port : moteurs, sirènes, cloches d’église. Peu de temps après, on retrouve Paul à sa fenêtre ; la nuit est tombée, mais il est toujours là aux aguets. Le plan des rideaux signifie alors le cinéma qui commence, comme la blancheur qui gagne le personnage, un cinéma aux prises avec la matière, qui enregistre sans dire pourquoi.

Si Tanner est un « cinéaste du lieu », ce n’est pas seulement que ses personnages sont en fuite d’eux-mêmes, en mouvement, c’est surtout que son travail de cinéaste a besoin de matière. Une grande partie des films du cinéaste ont pour point de départ une terre, un espace qui fonctionne comme un conducteur de fiction. Le rejet premier de la Suisse tient à son absence de « tonus fictionnel », à sa propreté cinégénique. Rien n’accroche le regard autour du lac Léman. Pour filmer une histoire, il faut aller dans les quartiers populaires de Lisbonne (« Dans la Ville Blanche », « Requiem »), dans le petit village perdu de Cabo de Gata, au fin fond de l’Andalousie (« L’homme qui a perdu son ombre »), dans un quartier désert de Brooklyn (« La Vallée fantôme »), dans le delta de l’Èbre « où on ne peut démêler la terre de l’eau et du ciel » (« Le Journal de Lady M »). Cette relation nécessaire à la matière, on peut la constater a contrario dans le « bout d’espace » genevois qu’Alain Tanner a choisi de filmer à plusieurs reprises dans ses films : c’est la partie du Rhône où les eaux du fleuve reçoivent l’Arve, une zone calme et boisée. Genève est infilmable, à part cette promenade au bord du Rhône sur laquelle s’ouvrent « La Salamandre » et « Fourbi » et qui conclut « Paul s’en va ».

Cette importance d’un matériau qui résiste à la caméra et justifie l’acte même de filmer définit une sensualité de l’œuvre dans le sens d’une fusion toujours plus grande avec les éléments.

Il y a un motif qu’on retrouve dans au moins trois films (« Les Années Lumière », « Fourbi », « Paul s’en va ») et qui illustre bien cette dimension sensuelle : un personnage en envoie un autre dans la nature et lui demande de faire le récit détaillé de ses sensations. « Les Années Lumière » racontent comment un vieil illuminé plonge un jeune disciple dans son fantasme de devenir oiseau. Envoyé en mission pour sentir la nature, ce dernier rapporte son expérience : « Le soleil se levait et l’odeur de la terre changeait, les couleurs changeaient […] la chaleur faisait bouger l’herbe. Pas vraiment bouger, réagir. » On retrouve une situation très similaire dans « Fourbi » : Rosemonde a accepté d’échanger son travail avec celui de son amie comédienne. Celle-ci lui soumet un exercice : pendant une journée, se promener, passer d’un lieu à un autre et « tout regarder, tout observer » pour pouvoir « tout raconter dans le détail ». La scène d’exposé qui suivra montre une Rosemonde emballée par cet exercice d’épuisement du réel à la Perec qui lui permet de voir enfin ce qui l’entoure : « Les bagnoles d’habitude tu les vois pas… tout d’un coup, j’ai trouvé ça dégueulasse les bagnoles, mais vraiment dégueulasse. » Enfin, dans « Paul s’en va », parmi les petits exercices que le professeur disparu a laissés à ses anciens élèves, il y a ce commandement étrange : « Épouse ta rivière », qui rappelle l’un des fragments testamentaires du vieux Poliakov dans « Les Années Lumière » : « Entre dans un arbre. » Si cette dimension sensualiste du cinéma de Tanner s’est beaucoup affirmée au cours des années 1980, elle est présente dès le début. Certes, les premiers films ont d’abord marqué les spectateurs par leur capacité à mettre en forme et questionner l’héritage post-68. « La Salamandre » ou « Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000 » ont marqué les esprits sur le terrain des idées ; pourtant, son cinéma ne se développe pas d’abord sur ce terrain-là. Si l’intellectuel est celui qui part de l’idée pour comprendre le monde, alors Tanner n’a rien d’un intellectuel. Chez lui, le sens du monde passe d’abord par sa perception, et la culture s’entend moins comme « culture savante », « autorité », que comme une mémoire fondamentale des lieux, des choses, des mots, une résistance têtue à l’oppression sous toutes ses formes. C’est le rousseauisme du cinéaste. « Qui, dans la suffocation intellectuelle contemporaine, n’éprouve ce désir insensé, mais nécessaire, viscéral, de sortir par la puissance de son esprit d’un monde entièrement balisé par l’argent ? » : c’est le texte que laisse Paul à ses élèves dans « Paul s’en va ». Chaque film d’Alain Tanner appelle à une libération. Celle-ci passe par le corps et la parole.

États du corps

C’est à la fin de « La Salamandre », dans une scène qu’on oublie parfois parce qu’elle fait moins saillie que les autres, peut-être aussi parce qu’elle est moins drôle que d’autres, plus grave. Elle est pourtant fondamentale car elle dit et explicite, dans des mots simples, ce que le film a raconté en images, la « chronique filmée en couleurs noires et blanches » annoncée par le générique. C’est une scène d’autobus, et la réplique décisive est courte et s’entend presque derrière la bande en son direct (le moteur du bus) qui accompagne les mots. Rosemonde (Bulle Ogier) est assise à côté de Paul (Jacques Denis) qui est venu la chercher chez elle pour l’accompagner au travail. On a presque le sentiment que, pour la première fois, Paul parle sérieusement à Rosemonde qui l’écoute aussi sérieusement, c’est-à-dire, chez Tanner, comme une enfant qui apprend, les yeux écarquillés, la mine réjouie. Le temps de ce court trajet, Tanner semble suspendre le théâtre des désirs où ont évolué les personnages pendant deux heures et faire parler le réel (comme on dit: « faire parler la poudre »). Contrairement à d’autres moments du film, la voix off n’intervient pas.

Elle n’ironise pas sur les effets de réel. Elle ne politise pas la situation neutre. C’est Paul qui donne seul la morale politique du film. Comme dans une fable. Rosemonde l’interroge sur le double d’elle qu’il avait imaginé avant de la rencontrer, sur les motivations qui avait poussé son double imaginaire à tirer sur son oncle. Paul répond : « Elle ne pouvait éternellement ne pas être dans sa peau. Le geste en lui-même n’avait pas beaucoup d’importance. Ce qui comptait, c’était le mécanisme pour en arriver là. Il y a trop de gens à qui la liberté d’être un peu dans leur peau est systématiquement refusée. » Suit un long silence entre les deux personnages et le rock pénétrant de Patrick Moraz, très inspiré des Doors.

« Être dans sa peau », libérer son corps des assignations de toutes sortes, c’est une désignation possible de la modernité de Tanner. Moderne par sa manière de désigner le corps comme le lieu d’une vérité, d’une tension entre contrainte et libération. On peut d’ailleurs raconter bien des films de Tanner comme une succession d’états du corps. « La Salamandre », par exemple, où la vérité de Rosemonde passe par son corps davantage que par ses mots. Au début, on ne connaît d’ailleurs Rosemonde que par des postures de son corps : à la chaîne (au travail), à la piscine (au repos), chez elle en train de danser, sans oublier son corps marchant qui ouvre et conclut le film. Du reste, le film raconte comment les mots, ceux du journaliste ou ceux de l’écrivain, échouent à rendre compte de sa vérité et comment le corps seul est un révélateur, apporte une connaissance. C’est à partir du moment où ils cessent de parler pour enquêter sur son cas que Paul et Pierre connaissent Rosemonde, notamment en couchant avec elle.

En faisant du corps un lieu de vérité, Tanner rejoint des cinéastes comme Philippe Garrel ou Chantal Akerman ; mais à la différence de ces deux derniers et à l’exception des films Mézières (« Une Flamme dans mon cœur » est très garrellien), le corps est plus « dialectisé » chez Tanner, moins rendu dans sa matière brute, exposé comme une chair à vif. Chez le cinéaste suisse, les corps ont toujours un lieu et un métier pour vivre. S’il y a solitude, elle est souvent peuplée. Le Tanner scénariste – qui ne s’aime pas beaucoup – donne toujours à ses personnages une situation, et même si le récit raconte leurs efforts pour s’en détacher, en sortir, retrouver leur peau, la sauver, si leur psychologie tient à des bouts de ficelle, juste ce qu’il faut pour faire tenir et exprimer leurs désirs, les personnages, les corps sont rarement abandonnés à leurs tourments. On pourrait comparer « Charles mort ou vif » et « Je, tu, il, elle », le premier long métrage de Chantal Akerman (1974) : les deux films ont été réalisés presque dans la même période, dans des conditions de production assez proches et font quasiment le même récit : le portrait d’un personnage qui s’isole pour changer de peau ; mais quand la cinéaste belge plonge son personnage dans les affres de la solitude et le soumet à dure épreuve pour se trouver, Tanner fait un portrait en douceur, laissant Charles Dée vivre l’utopie de sa nouvelle vie et son corps raide de patron respecté se libérer de tous les carcans pour enfin boire, se promener, se coucher. Chez Tanner, le corps est le lieu d’une libération, l’incarnation d’une liberté prise.

C’est tout le sens du motif de la marche qui revient si souvent dans son cinéma : début et fin de « La Salamandre » à quoi font écho ceux de « Fourbi », les très beaux plans d’errance de François Simon au début de « Charles mort ou vif », les promenades de Paul dans Lisbonne (« Dans la Ville Blanche », « Requiem »), de Lady M avec son amant dans Paris. La liberté vient en marchant. On ne marche d’ailleurs pas pour aller quelque part, mais pour se libérer d’un travail (« La Salamandre »), pour se libérer des morts (« Requiem ») ou retrouver le goût de filmer (« La Vallée fantôme »), fuir (« Messidor », « La Femme de Rose Hill »), devenir fou (« Dans la Ville Blanche ») ; mais le corps, c’est aussi la possibilité de retrouver l’enfance, l’âge de tous les possibles, le temps des jeux et des bêtises.

Dans « Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000 », un des moments rêvés en noir et blanc où le désir et sa réalité ne font qu’un montre ce retour du corps d’enfant. C’est la première fois que les huit personnages se retrouvent tous ensemble, formant cette famille emblématique de Mai 68 qui a valu son succès au film ; rejoignant les enfants qui jouent, ils se jettent dans la boue, pataugeant comme si le « corps social » n’existait plus. Le corps-enfant, c’est celui qui ne répond de rien, qui va directement à son désir : la première Rosemonde (« La Salamandre ») s’assied par terre, écoute la musique à très fort volume et secoue la tête à se briser la nuque, comme une marionnette ; mais la tête continue à s’agiter follement dans le silence, après que la musique a été coupée par la colocataire de Rosemonde qui la traite de folle. Le corps rejette les codes de bonne conduite, échappe à tout contrôle, s’en remet à sa pure jouissance dans une des plus belles scènes de strip-tease de l’histoire du cinéma : dans une vitrine de Barbès et devant un public de travailleurs pauvres ébahis par le spectacle, Mercedes (Myriam Mézières) agite son corps et le dénude, mimant l’amour avec un gros singe en peluche. Le grain primitif de la photographie en noir et blanc d’Acacio de Almeida, le rythme de la musique, l’association inédite de la douce peluche et du corps machinique de Mézières font un instant magique de liberté prise. Un temps où rien n’existe que le désir de faire corps et de s’affranchir de toutes les règles de société. Dans la conversation qui suit le strip-tease et au cours de laquelle l’amant de Mercedes avoue son désarroi devant l’impudeur de sa compagne, le mot est lancé par elle, qui désigne ce qu’elle a fait : « L’innocence, la pureté plus le sexe. » Plus tard, elle lui citera une phrase de Rodin : « Tout nu, c’est difficile de penser. » La nudité physique et intellectuelle est posée ici comme condition au bonheur et à l’innocence. Avec le temps, Alain Tanner a de plus en plus filmé le sexe dans ses films jusqu’à devenir un cinéaste très physique. On lui a beaucoup reproché les scènes de sexe de « Lady M », le triolisme ou la relation entre Myriam Mézières et sa rivale africaine ; mais la sexualité est présente dès les premiers films de Tanner. Dans « La Salamandre », Rosemonde demande déjà à Paul l’écrivain s’il fait l’amour « comme ça » ou en faisant des « trucs ». Quant à Marco (Jacques Denis), le prof d’histoire de Jonas, son rêve confessé à ses élèves n’était-il pas de coucher avec deux filles en même temps ? Si la sexualité occupe une place majeure dans le cinéma de Tanner, c’est qu’elle est souvent l’horizon ultime des personnages, le désir des corps porté à son absolu. Rappelons aussi qu’à l’inverse d’un cinéma habitué à être torturé sur la question, la chair est rarement triste dans ses films. Elle est même assez souvent associée à l’enfant qui va naître. Ainsi, de la sexualité exposée comme un jeu d’enfant à la naissance de l’enfant même, la boucle est bouclée sur le corps affranchi par le sexe, limite indépassable.

Prise de parole

Après l’homme qui marche, le groupe qui parle est l’autre scène emblématique du cinéma d’Alain Tanner. La caméra panote ostensiblement de gauche à droite, puis de droite à gauche, souvent plusieurs fois de suite, enregistrant la conversation des uns et des autres. On retrouve ce plan dans quasiment tous les films du cinéaste. La parole, les mots occupent une place centrale dans l’œuvre, participant grandement de l’insurrection douce qu’elle propose comme programme politique et poétique. En voyant parler les personnages d’Alain Tanner, on pense à la phrase décisive de Michel de Certeau sur le mouvement de Mai 68 : « En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789. »

Certes, les films très dialogués des années 1970 ont peu à peu cédé la place à des récits plus silencieux au cours des années 1980, révélant un Tanner contemplatif, quasi mutique. Sous cet angle, un film comme « Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000 » semble s’opposer en tout point à « Dans la Ville Blanche ». Quoi de commun entre les conversations tous azimuts de l’un et l’épure sonore de l’autre, le plein de la petite musique postrévolutionnaire et l’écriture blanche du saxophone ? Pourtant, si la parole a changé de régime au cours des années, elle n’a jamais changé de valeur. En témoignent d’ailleurs les films écrits avec le romancier Bernard Comment à partir des années 1990, depuis « Fourbi » jusqu’à « Paul s’en va » qui montrent une vie retrouvée pour les mots et leur place cruciale dans l’écriture de Tanner. « Paul s’en va » se présente d’ailleurs comme un film sur la parole, sa circulation entre les mots d’hier (les citations) et ceux d’aujourd’hui (la pièce anti-Bush), sa valeur dans un groupe. La dernière partie s’intitule « La parole donnée » et conclut le pacte qu’au cours du film les élèves comédiens ont scellé avec leur professeur disparu en se soumettant à ses petits exercices : une promesse d’avenir qui repose sur la mémoire des leçons et des mots reçus. On n’est pas loin de l’esprit de « Fahrenheit 451 » de Ray Bradbury où, dans un monde où on brûle les livres, les retenir devient l’acte politique le plus nécessaire.


Chez Tanner, les mots ont d’abord valeur insurrectionnelle ; encore une fois, il s’agit d’insurrection tranquille ; il ne faut pas entendre le mot « en grand ». Le « parler Tanner » est un petit jeu qui frappe l’esprit de sérieux, qui sape le parler vrai naturaliste, un accent sur la langue qui fait du dialogue un jeu davantage qu’un échange. Chaque film se reconnaît à cette frappe ironique où Voltaire n’est jamais loin. Un agent de l’État vient pour un contrôle et on lui dit : « La porte de devant, c’est derrière. » On demande à parler au patron : « Je voudrais parler à Louis Roi, s’il vous plaît. Louis Roi : comme le roi Louis, mais à l’envers. » Les premiers films de Tanner ont frappé le public par un humour qui passait beaucoup par le dialogue. En découvrant le cinéma suisse à la fin des années 1960, certains ont compris que l’humour d’un Godard était moins godardien que « genevois », qu’il relevait d’une tournure commune, une manière de biaiser les enjeux, de jouer sur et avec les mots, de contourner la langue en sortant de la règle commune, en la parlant volontairement de travers ou à contre-emploi. Dans « La Salamandre », quand Rosemonde est licenciée par son patron, elle répète plusieurs fois : « merci, monsieur » et à la mère du patron qui la traite de salope : « merci, madame », « au revoir, madame ». Il s’agit ici de faire sonner creux la langue du pouvoir, la langue de l’ennemi et d’en inventer une autre : une langue amie qui protège et fait du bien. Il y a une autre scène dans « La Salamandre » qui montre bien comment Tanner trace la ligne de partage entre langue ennemie et langue amie : Pierre, le journaliste (Jean-Luc Bideau), interroge l’oncle de Rosemonde sur sa nièce. Assis à sa table à manger, le poste de télévision tout près, le vieil homme semble intarissable et dresse un portrait implacable de Rosemonde qui lui a tiré dessus. Pierre semble s’ennuyer de ces propos à charge quand l’homme conclut en proposant de montrer sa cicatrice, ajoutant qu’il craint le vent qui la réveille. Après ce moment de parole plate, Tanner propose alors un plan qui biffe d’un coup le vérisme sévère de l’oncle : un paysage de campagne avec Paul (Jacques Denis) et sa fille qui regardent passer un train. La voix off dit alors : « Contrairement à l’oncle de Rosemonde, Paul aimait beaucoup le vent. Paul attendit deux jours, mais le vent ne vint pas. » Ce que Tanner dit là, c’est l’inconciliable de deux régimes de parole : d’un côté, la parole naturaliste qui passe pour l’étalon du vrai et touche au vulgaire (le vent qui fait mal) ; de l’autre, la parole poète qui se passe de mots (on attend le vent en silence). Dans les films, on trouve souvent ces deux régimes : la parole qui joue et qui libère contre la parole qui enferme (celle des traditions, des politiques, des journalistes, de la télé-réalité…). Outre qu’elle est un espace de recréation pour les personnages qui inventent leur rapport au réel en le parlant légèrement à côté, la parole est aussi le lieu de la transmission, véhicule de savoir et d’expérience.

« Les Années Lumière », « La Vallée fantôme », « Jonas et Lila, à demain » et, bien sûr, « Paul s’en va » : la figure double du maître et de l’élève revient souvent et illustre une modalité de la parole comme passage à témoin, valeur d’échange ; mais un autre objet traverse l’œuvre et signale le désir fort de faire de la parole un lieu de mémoire : la citation ; le cinéma de Tanner est un des rares où l’on parle en citant ses sources.


La citation, comme forme et comme philosophie, est centrale dans le premier et le dernier film de Tanner. Dans les deux, elle est un personnage à part entière. Dans « Charles mort ou vif », les citations sont les bouts de papier que Marianne, la fille de Charles, soumet à Paul, son hôte (Marcel Robert), pour lui éviter de sombrer dans le confort bête et routinier : « Une fois que tu auras appris ces petits trucs par cœur, il y aura une petite chance pour qu’ils fassent leur petit bout de chemin dans ta petite tête, et que tu cherches à faire la relation avec ce qui se passe. » Quelques scènes plus tard, on voit Paul en train de travailler devant la porte ouverte de son atelier. Il déclare sentencieux : « Samedi : la vie aime la conscience que l’on a d’elle. René Char. » Ce qui importe dans cet usage de la citation, c’est encore une fois son cadre insolite : elle ne vient pas pour dire l’autorité d’un savoir, mais pour travailler le quotidien d’un personnage de bohème plutôt inculte. La récurrence du mot « petit » est remarquable dans la phrase de Marianne ; la citation sera ce « petit truc » par quoi arrivera le début d’une conscience politique. L’utopie tannérienne croit à l’infiniment petit comme territoire de l’homme, l’infiniment petit du désir têtu, celui de la tique, « le même être qui vit toute sa vie en un seul jour. » La citation formule le condensé de la beauté et de la pensée du monde. Dans « Paul s’en va », chaque citation est lue par un comédien qui livre un peu de cette beauté et de cette pensée en lisant Artaud, Césaire, Céline, Pasolini ou Octavio Paz. Il s’agit moins pour Tanner et Comment de rappeler les « grands auteurs » aux jeunes générations qui les oublieraient (lecture étroite du film) que de faire le pari d’une langue qui travaillerait la vie de chacun et lui imposerait de « faire la relation avec ce qui se passe ».

Télégramme

À la fin de « Dans la Ville Blanche », il y a un télégramme inoubliable qui signale la place primordiale des mots et de la parole chez Tanner. Avec la folie et la perte, l’échange est l’autre sujet du film. Depuis son exil volontaire à Lisbonne, le marin ne cesse de correspondre avec sa femme qui reçoit ses films et ses lettres. Plus le film avance et plus la correspondance prend des formes étranges jusqu’à atteindre un point limite. Après les messages où il rapporte en images ou en mots la relation physique avec sa maîtresse (« elle a un diamant noir entre les jambes »), après les blagues salaces (« trois doigts, c’est la distance qu’il y a entre le sexe et le cul d’une femme »), la femme reçoit des plans de matière pure (l’eau, la pierre). Elle lui demande alors de rentrer pour parler malgré la peine, la tristesse. Sur le quai, attendant le train du retour, le marin écrit une ultime missive, comme une bouteille à la mer : « Le seul pays que j’aime vraiment, c’est la mer stop je vous aime stop je t’aime stop je t’embrasse tendrement stop le corps d’une femme, c’est trop grand stop ce sera donc la guerre entre nous stop la mémoire et l’oubli viennent du même lieu stop les femmes sont trop belles stop les trains ne partent pas à l’heure stop je n’en sais pas plus qu’avant stop. » Tout Tanner tient dans ce télégramme où la parole se libère, exprime ses désirs, mais avoue dans le même temps l’échec des fuites, les horizons toujours trop lointains. Tandis que Paul écrit, l’image montre des vagues. Le temps d’un télégramme, les espaces se rejoignent : le territoire intime des désirs et la mer, « le seul pays ». Entre soi et le monde, Alain Tanner trace un chemin fragile, une ligne que l’homme suit pour se trouver ou pour se perdre. Dans le mouvement ou dans l’immobilité.

(Sources : « Alain Tanner – Ciné-mélanges » éditions du Seuil)

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